La souplesse
“La personne souple adapte avec promptitude son comportement aux personnes ou aux situations, sans abandonner pour autant ses propres critères d’action”.
La souplesse est une vertu très bien considérée dans la société actuelle, mais principalement parce qu’elle s’entend comme une invitation à “se laisser conduire”, à tout essayer. Ainsi comprise, la souplesse n’a aucun sens. La spontanéité, avec laquelle elle se confond, n’est pas une fin en soi. Tout au plus est-elle nécessaire au développement d’autres vertus, notamment celle de la sincérité. Pour que la spontanéité serve à quelque chose, elle doit être gouvernée par la volonté en lien avec l’intelligence et c’est pourquoi la dernière partie de notre définition revêt une importance toute spéciale : “sans abandonner pour autant ses propres critères d’action”. Pour être souple, il faut avoir des critères et réfléchir en vue d’y conformer notre activité quotidienne. A partir de là, signalons deux façons de se comporter avec souplesse, en fonction des circonstances.
Dans le cas où les éléments de la situation relèvent de l’opinion, la souplesse concerne la disposition et la capacité de la personne à considérer son point de vue comme relatif, et donc à le nuancer voire à en changer. En revanche, il y a des circonstances qui ne sont pas discutables, et cela va se répercuter sur nos relations avec les autres ou sur notre travail. Lorsqu’il s’agit d’une vérité objective, il n’y a pas lieu de nuancer ou de changer d’opinion mais de mieux exprimer cette vérité. Il existe parfois une grande différence entre la vérité et la formulation que l’homme peut en donner, précisément à cause des limitations humaines. Dans ce cas, la souplesse portera sur la manière de traiter de la vérité en question face aux autres. Je pense à notre façon d’écouter, d’exprimer nos opinions, de fournir une information, de rechercher une zone d’entente mutuelle.
En ce sens, l’exercice de la souplesse requiert la connaissance des critères permanents qui régissent notre vie, ainsi que de ses aspects relatifs et discutables. Nous rencontrons parfois des “experts” qui refusent qu’on les aide à nuancer ou à approfondir leurs connaissances. Dans la mesure où cette attitude n’est généralement admise que pour les vérités objectives, il peut y avoir de graves confusions dans ses rapports avec les autres. Si un père de famille informe ses enfants sur la foi, sur la politique et sur la culture avec une égale certitude ou, au contraire, présente les trois sujets comme étant discutables et relatifs, les enfants n’apprendront pas à discerner ce qu’ils peuvent discuter et ce qu’il peuvent soit accepter, soit rejeter. Il en résultera d’une part une grande confusion, d’autre part, une tendance à manquer de souplesse ou à en abuser.
Nous avons déjà parlé de critères droits et vrais. C’est pourquoi il est intéressant de considérer ici comment agir avec souplesse aussi bien dans des questions de vérité objective que dans les questions discutables et relatives.
Souplesse et fermeté
La souplesse, comme toutes les vertus, a un sens lorsqu’elle est délibérément orientée vers la recherche de la vérité et du bien. C’est pourquoi elle ne se réfère pas à un ensemble de techniques, même s’il faut connaître certains points pour éviter de tomber dans l’intransigeance tout en voulant rester souple. Ces suggestions peuvent s’appliquer au travail et aux rapports avec autrui.
Considérons tout d’abord la façon dont nous envisageons le travail. C’est un domaine où il est nécessaire et bénéfique de toujours progresser et de se mettre à jour. Je veux parler de l’étude de sujets professionnels, culturels, doctrinaux et religieux. Quel que soit le type d’études, il nous faut garder une attitude en accord avec la nature du sujet étudié. Si l’on se trouve face un contenu de vérité objective, on devrait faire preuve d’agilité mentale - partie de la souplesse - pour chercher à comprendre ce qui est dit, en utilisant uniquement notre sens critique pour pouvoir l’approfondir, et non pour le mettre en doute. Si l’on rencontre, par hasard ou par nécessité, un contenu discutable, il faudrait commencer par évaluer notre niveau de connaissances sur le sujet. Si ce niveau est suffisant pour nous rendre certain, on pourra adopter une attitude critique pour exploiter ce qui est utile et rejeter le reste.
En ce qui concerne les lectures personnelles et celles des enfants, il est courant de rencontrer des gens qui se croient capables de demeurer fermes dans leurs principes, bien que, en réalité, ils soient influençables, ou qui pensent qu’il est positif de ne pas être fermes, “d’avoir l’esprit ouvert”, indépendamment de la nature du contenu.
En fait, la lecture de n’importe quel livre ou article nous influence tant soit peu. Evidemment, la personne profondément cultivée se trouve mieux préparée à adapter sa façon de lire au contenu de chaque écrit et peut arriver à être souple sans se laisser influencer par le type de raisonnement de l’auteur. Mais en l’absence de cette préparation, les gens sont très vulnérables et c’est ainsi que, par exemple, un étudiant en philosophie finit par se laisser convaincre par la pensée du philosophe dont il étudie l’oeuvre. Ce qui ne l’empêchera pas d’être également convaincu par un autre auteur qui défend le contraire. Et ce danger existe pour tout le monde - pas seulement pour les adolescents. La plus grande prudence est nécessaire précisément parce que nous sommes facilement contaminés par ce que nous lisons.
La souplesse permet à la personne de s’abstenir de lire un livre parce qu’elle sait qu’elle n’est pas en mesure d’émettre un jugement critique sur son contenu ; de lire un autre livre avec une attitude critique, exploitant ce qu’il présente d’intéressant et laissant le reste de côté ; et d’en lire un troisième avec une attitude positive d’assimilation. Celui qui ne sait pas faire cela n’est pas souple, car il reste attaché à un faux principe, qui consiste à croire qu’il est bon de lire de tout.
Nous avons choisi la question des lectures à titre d’exemple concernant le travail, mais tout ce que nous avons dit peut s’appliquer à n’importe quelle autre occupation.
Fermeté et souplesse dans les relations
Jusqu’à présent, nous avons traité de la souplesse dans l’activité personnelle, où chacun a le devoir d’être loyal avec soi-même, cohérent avec les valeurs qu’il admet. Il s’agit néanmoins d’être aussi cohérent avec les principes se trouvant implicitement dans les liens d’amitié, bien qu’il soit difficile de trouver la manière adéquate de traiter avec les amis. On ne peut pas trahir nos valeurs permanentes, mais, en même temps, on ne veut pas perdre un ami par manque de souplesse. L’être humain est libre d’accepter ou de rejeter les valeurs permanentes, et ne peut être contraint d’accepter une vérité, même si elle est, pour nous, fondamentale. Tenter d’obliger quelqu’un peut créer une situation où l’autre nous accuse de manquer de souplesse, et l’interprète souvent comme un manque de respect. Comment résoudre cette difficulté ?
Le respect suppose que l’on ne perde jamais de vue la capacité radicale de perfectionnement de l’autre, pas plus que notre propre vulnérabilité aux influence nocives. En ce qui concerne ce dernier point, la souplesse doit nous conduire à abandonner une conversation si nous nous apercevons que notre interlocuteur a une capacité de raisonnement supérieure à la nôtre et peut nous influencer de façon négative. Mais si l’on pense pouvoir aider l’autre à s’améliorer, il faudra chercher la meilleure façon de le faire. Au début de ce chapitre, nous avons dit que la souplesse nous fait adapter agilement notre comportement aux circonstances de la personne. Cela requiert un intérêt réel pour elle, intérêt qu’on ne peut pas simuler. En effet, si l’on cherche à tout prix à communiquer une certaine information sans tenir compte des besoins de l’autre, il est probable que le moyen de l’exprimer sera inadéquat. Chaque personne a des préjugés, est parfois mal renseignée sur certains points ou peut avoir un blocage affectif sur un sujet donné. C’est pourquoi la souplesse signifie écouter, pas seulement les paroles, sans plus, qui sont peut-être exprimées avec entêtement, mais écouter la personne, en essayant de voir ce qu’il y a derrière. C’est seulement ainsi que l’on pourra adapter notre comportement à cet interlocuteur. Pour prendre un exemple, si une personne se trouve préoccupée par un sujet, elle ne sera pas en mesure d’en aborder un autre sérieusement, au moins jusqu’à ce qu’elle ait eu l’occasion de parler du premier.
Nous avons dit qu’il ne s’agit pas de modifier, de falsifier une information concernant une vérité, mais de chercher la façon la plus adéquate de présenter cette information, en tenant compte des besoins des autres. En outre, il faut s’adapter à la situation. Parler en privé avec un ami n’est pas la même chose que donner une conférence devant cinq cents personnes. Dans une situation plus formelle, il est logique que la personne pense surtout au meilleur moyen de communiquer avec les autres sans trahir les valeurs permanentes ; dans des situations moins formelles, il bien plus facile de donner son opinion sur différents sujets sans la préparation adéquate, mais on court le risque de céder sur des principes fondamentaux pour des raisons sociales.
Si l’on a appris à exercer la souplesse, on saura s’adapter aux personnes et aux situations, tout en restant fidèle aux valeurs permanentes, que l’on défendra avec fermeté.
Adapter son propre comportement
Si nous considérons les deux aspects de perfectionnement de toute vertu - l’intensité et la droiture d’intention avec laquelle elle se vit - nous verrons que nos raisons de vivre la souplesse sont multiples. Entre autres : pour apprendre des autres, pour tirer un enseignement des situations nouvelles, pour rendre la vie agréable à tous, pour adapter continuellement notre comportement aux principes qui régissent notre vie. Ce dernier motif est sans aucun doute le plus important et se trouve directement lié à notre capacité de rectifier. Il n’est pas toujours possible d’adapter son comportement à ces principes en temps voulu, mais si l’on est attentif à ce que l’on fait et à ce que l’on a toujours fait, on garde la possibilité de rectifier en marche ou bien après coup. Et nous avons l’obligation de le faire avec honnêteté. Il est très difficile de rester souple sans faillir dans les situations nouvelles où l’expérience nous manque pour savoir comment s’adapter, et c’est pourquoi nous devons nous efforcer d’apprendre des autres. En effet, la personne souple aura appris à l’être grâce à sa propre expérience et à celle des autres. Il s’agit donc d’observer et d’écouter.
Pour apprendre des autres, il faut croire que ce qu’ils peuvent nous dire est intéressant et mérite notre considération. On est souvent disposé à écouter parler de certains sujets, à l’exclusion de certains autres, bien qu’ils soient discutables, car on se considère un “expert” en la matière, ou, tout au moins, plus instruit que les autres. Avec cette attitude, on ne peut pas apprendre. Cela ne signifie pas qu’il faille écouter n’importe quelle sottise. Il est toujours légitime d’exiger que les autres apportent leurs idées les meilleures et, selon le cas, avec la rigueur attendue. En même temps, si le sujet traité n’a pas grande importance et que l’on discute simplement pour passer un moment agréable, il faudra se montrer moins exigeant. A cet égard, certains manquent de souplesse. Par exemple, une personne qui n’intervient que lorsqu’il s’agit d’un thème profond ne sait pas s’adapter aux intérêts du groupe, ou ne veut pas s’identifier à eux.
Nous avons souligné la capacité d’écoute et d’identification - au moins partielle - aux intérêts des autres. Mais il faut également observer les autres. Dans une conversation normale, on devrait se rendre compte qu’on parle trop, ou que les autres ne s’intéressent plus à ce qu’on dit, ou lorsque les intérêts des autres diffèrent des nôtres. Cela est indispensable si l’on veut apprendre d’eux ou être sociable.
Nous avons dit également que le développement de la souplesse nous permet de tirer un enseignement des situations nouvelles. Ce point est problématique chez les adolescents : ils pensent qu’il faut tout essayer, pour apprendre ou pour passer un bon moment. C’est pourquoi il faudra répéter qu’on ne saurait sacrifier nos principes fondamentaux au profit d’une nouvelle expérience, même s’il est parfaitement légitime de faire un effort pour tirer profit de ces situations nouvelles, à condition qu’elles soient licites.
Certaines personnes travaillent très bien dans les domaines qu’elles connaissent, mais si on leur demande de s’occuper d’une autre affaire, elles sont effrayées et si mal à l’aise qu’elles refusent l’opportunité. Nous avons là un trait qui peut nuire à la souplesse. Je veux parler de la tendance à être attaché à ce qui est connu de la personne, mais pas fondamental. Nous en avons un exemple chez le père de famille qui se met de mauvaise humeur lorsque quelqu’un occupe son siège préféré, ou se fâche le jour où l’on change l’heure habituelle de dîner. En ce sens, la vertu de l’ordre doit s’accompagner de celle de la souplesse pour ne pas tomber dans les manies, ni devenir une fin en soi. On trouve un autre exemple de manque de souplesse chez l’enfant qui ne peut pas travailler sans la télévision, ou chez celui qui n’accepte pas que ses parents aient modifié les règles du jeu pour quelque motif justifié.
En résumé, les deux extrêmes opposés à la souplesse sont la rigidité dans ce qui est transitoire (à ne pas confondre avec la fermeté dans ce qui est fondamental) et la fragilité de celui qui se laisse avoir par n’importe quelle influence, sans réfléchir au sens de ce qu’il fait. C’est-à-dire la spontanéité mal comprise - comprise comme pouvant se passer du soutien de l’intelligence et de la volonté.
Comment éduquer la souplesse
Après ces considérations, nous allons voir comment éduquer cette vertu chez nos enfants. N’insistons pas davantage sur la nécessité de les informer pour qu’ils approfondissent les principes fondamentaux de leur vie, et sur l’importance de les aider à conformer leur vie quotidienne à ces principes, conditions indispensables pour vivre la souplesse. Concentrons-nous à présent sur les autres aspects de l’exercice de cette vertu.
Dans l’éducation des plus petits, nous pouvons considérer deux aspects : les nouvelles personnes et les situations nouvelles. Les jeunes enfants doivent apprendre à évoluer avec aisance au contact des autres, c’est pourquoi il est bon qu’ils aient des amis chez qui ils puissent aller et apprendre que chaque famille à des comportements et des règles du jeu qui lui sont propres. Il ne faut surtout pas protéger les enfants en leur évitant ce type d’efforts. Au contraire, s’ils répugnent naturellement à sortir “dans le monde”, il faudra les y encourager avec affection et leur montrer qu’on a confiance en leur capacité de tirer profit des situations. D’autre part, ces séjours éventuels dans d’autres familles, parentes ou non, permettent à l’enfant d’apprendre à faire la différence entre s’adapter à la façon de vivre des autres, et rester ferme dans ce qui est fondamental. Par exemple, des parents laissent leur enfant de neuf ans chez des cousins pendant qu’ils vont en vacances. Dans cette famille, les enfants ont le droit de voir tout ce qu’il veulent à la télévision. De retour chez lui, l’enfant de neuf ans raconte à son père qu’il a regardé tous les films habituellement interdits chez lui. Le père lui répond : “Quel dommage ! Tu viens de perdre une belle occasion de donner l’exemple !”.
Nous voulons dire que les enfants, dès l’âge de raison, devraient connaître de multiples personnes et ambiances familiales pour apprendre à faire la distinction entre les façons de vivre auxquelles ils doivent s’adapter et celles qu’ils ne pourraient suivre sans trahir certaines règles fondamentales.
Par ailleurs, si les enfants rencontrent de nouvelles situations, ils peuvent ainsi s’adapter de plus en plus facilement à de nouvelles exigences. Par exemple, voyager seul, faire les courses, aller à la banque pour déposer de l’argent, laisser de côté un jeu pour s’occuper d’un enfant.
Au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils apprendront également à faire preuve de souplesse dans leurs rapports avec les autres, en tenant compte des particularités de chacun. En ce sens, on peut affirmer que la souplesse est étroitement liée au respect des autres. Il faut expliquer aux enfants qu’un comportement peut convenir à certaines personnes mais pas à d’autres, et leur montrer comment bénéficier des relations humaines en sachant s’adapter et trouver une zone d’entente mutuelle.
L’intensité que l’on met à vivre cette vertu dépend du nombre de situations différentes dans lesquelles on a su se comporter de façon convenable et de notre capacité à s’adapter à d’autres, en écoutant, en observant et en s’exprimant. Il est donc important de former les enfants à l’expression orale et à parler plusieurs langues pour qu’ils puissent être souples dans d’autres pays ou dans leur propre pays avec des étrangers.
En dernier lieu, ils doivent apprendre à ne pas s’attacher à ce qui est discutable ou superficiel, ce qui requiert une attitude critique. Notamment à l’adolescence, il faudrait les former à nuancer leurs opinions et leur montrer qu’ils n’ont peut être pas raison dans tout ce qu’ils disent. Ils doivent reconnaître qu’il peuvent apprendre des autres - même des adultes - mais, pour rester souples, ils doivent soumettre l’information qui leur vient de l’extérieur à certains principes et ne pas s’exposer délibérément à des influences nocives.
D’autre part, les parents devront les orienter sur ce qui relève ou non de l’opinion, montrant par leur exemple une grande souplesse dans ce qui est discutable et une fermeté totale dans ce qui ne l’est pas. Lorsqu’ils aborderont ces sujets avec leurs enfants, les parents doivent beaucoup les respecter en leur donnant une information claire et concise sans les écraser du poids de leur expérience et de leurs connaissances.
Etre souple ne signifie pas céder à tout instant, mais exactement le contraire. Cela veut dire apprendre à dire oui et à dire non au moment opportun. Et, pour le reste, être ouvert au processus d’amélioration que permettent les multiples occasions de tous les jours.