La sociabilité

“La personne sociable sait créer et profiter des occasions d’établir des liens avec toutes sortes de personnes, réussissant à communiquer avec chacune d’elles grâce à un intérêt sincère pour ce qu’elle est, ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, ce qu’elle pense et ce qu’elle ressent”.

 

La sociabilité recouvre son sens réel lorsque l’on considère la personne humaine en tant qu’être social. La personne a besoin des autres pour se perfectionner, et elle a le devoir d’aider les autres à s’épanouir au maximum. Sans communication entre les différents membres d’une société ou d’un groupe, des relations plus profondes et plus spécifiques telles que l’amitié et le mariage ne peuvent exister. La possibilité même d’aider les autres suppose une communication préalable en vue de connaître leurs besoins.

D’une part, la sociabilité est une vertu permettant le développement de bien d’autres vertus personnelles mais, d’autre part, elle se traduit par des actes concrets en faveur de différents groupes de personnes reconnues comme semblables, sans arriver pour autant à l’intimité des personnes. En ce sens, la sociabilité s’oriente vers la solidarité altruiste, fondée sur les principes suprêmes de la charité et de l’amour du prochain, qui dépassent toute optique utilitariste.

Nous allons considérer quatre aspects du développement de cette vertu :

- comment éduquer les enfants pour qu’ils apprennent à vivre en groupe et à s’intéresser aux personnes qui le composent ;

- comment développer en eux la capacité de communiquer avec les autres ;

- comment créer et utiliser les occasions adéquates pour être sociable ;

- comment relier sociabilité et solidarité.

 

Vivre avec les autres et s’intéresser à eux

Le petit enfant établit ses premiers contacts avec les autres membres de la famille dans un climat d’intimité, et c’est seulement après quelques années qu’il commence à avoir des contacts avec d’autres enfants, hors du contexte familial. En outre, au cours de cette première étape, l’enfant ne tient généralement pas compte de l’existence des autres enfants. En effet, il peut jouer au même endroit que d’autres sans pour autant jouer avec eux. Les contacts se limitent à des réactions affectives dès que son propre espace vital est atteint, ou à une simple observation des activités des autres. A priori, il peut sembler que ces activités ne préparent aucunement les enfants à vivre avec les autres et à s’intéresser à eux, mais cela est faux. En premier lieu, l’enfant doit apprendre à être physiquement dans un même lieu avec ses semblables, même si la communication ne se fait pas intentionnellement. Par la suite, les enfants apprendront qu’il est nécessaire de pouvoir compter sur les autres pour réaliser certaines activités attrayantes, comme jouer à un jeu ou atteindre un objectif commun, et la communication deviendra indispensable. On remarque que les enfants commencent à accepter les règles du jeu et à reconnaître que, malgré la ressemblance qu’ils ont avec les autres, ils sont différents. Chacun de ses camarades a des qualités différentes. L’enfant ira donc vers chacun d’eux pour réaliser différentes activités, en fonction des qualités découvertes ou de la sympathie éveillée en lui. C’est ainsi qu’un chef d’équipe choisira les personnes qui savent le mieux jouer, ou bien celles qui lui sont le plus sympathiques. Ce sont là deux aspects de l’autre que les petits peuvent reconnaître assez rapidement : son efficacité et sa sympathie. La reconnaissance de la sympathie conduit l’enfant à faire les premiers pas dans l’amitié, et celle de l’efficacité favorise peut-être davantage la sociabilité. Parce que la sociabilité n’implique pas qu’il faille partager notre intimité, mais seulement s’intéresser aux autres, apprendre d’eux et les aider.

La vie de collectivité chez les petits est gouvernée par les règles du jeu qu’imposent les éducateurs. C’est pourquoi, l’un des stimulants les plus importants pour obtenir qu’un enfant accepte sans difficultés d’être en contact avec un groupe d’inconnus - la première fois qu’il va à l’école, par exemple - est que la personne en qui il a confiance l’y introduise avec affection, en lui indiquant la personne qui va la remplacer - en l’occurrence l’instituteur - et qu’il connaisse immédiatement certaines des règles du jeu qu’il va rencontrer. Ces détails incluent, par exemple, l’endroit où l’on peut s’assoir, des indications claires sur la façon dont il faudra participer à une activité, etc.

Les difficultés d’adaptation à un nouveau groupe de personnes peuvent se rencontrer à tout âge. Elles peuvent provenir d’une timidité naturelle ou de la frustration liée au fait que l’importance que l’on avait acquise se trouve noyée dans le groupe.

On peut compenser la timidité d’un enfant en l’aidant à avoir davantage confiance en ses propres ressources. Cela suppose beaucoup d’attention pour découvrir quelles sont les choses qu’il fait bien. Puis, sans attirer l’attention des autres, on peut l’encourager à les réaliser et le soutenir sur le plan affectif, en lui montrant qu’il a bien fait. Il est alors possible d’attirer l’attention des autres pour qu’ils voient ce qu’il a fait : ils retiendront de lui ce qu’il a bien fait, pas ce qu’il a mal fait. L’adulte, quant à lui, devra utiliser sa volonté pour surmonter sa propre timidité. Il est normal que bien de gens se sentent nerveux ou mal à l’aise dans des situations nouvelles impliquant de nouvelles personnes et, pour certains, le malaise augmente avec l’âge. Le reconnaître représente déjà un pas en avant, et le fait de savoir que la plupart des personnes du groupe vont ressentir la même chose rassure encore plus. Parfois, les expressions de visage des autres, leur façon de marcher ou de parler font croire qu’ils n’ont aucun problème de communication. Cependant, cette assurance peut masquer un sentiment d’insécurité.

Les difficultés que rencontre celui qui a pris l’habitude de se surestimer sont d’un autre ordre. Peut-être voudra-t-il commander au sein du groupe, cherchant par là à satisfaire ses caprices. C’est une forme d’orgueil qui rend la communication difficile parce qu’elle omet de reconnaître la valeur réelle des autres. C’est pourquoi il est bon que les jeunes enfants apprennent très vite qu’ils ne sont pas seuls au monde. Si les parents peuvent introduire leur enfant dans la vie de famille d’amis, cela pourra sans doute l’aider, car non seulement il verra qu’il n’est pas le plus important, mais également qu’il existe des règles du jeu différentes dans cette maison-là. Vivre avec les autres suppose que l’on apprenne les règles du jeu de leur groupe.

Nous avons parlé plus spécialement des petits enfants, mais l’on trouve aussi des problèmes chez les enfants plus grands lorsqu’il s’agit de les aider à s’intéresser aux autres de façon positive.

Avant de découvrir sa propre intimité, l’enfant peut avoir échoué, sur le plan de la sociabilité, en s’étant isolé du groupe ou en ayant essayé de briser les règles du jeu qui permettent à ses membres de vivre ensemble. Au moment de la pré-adolescence, il se peut que le jeune ait toujours ce problème ou qu’il cherche à établir quelques relations privilégiées pour oublier le groupe.

Les motifs de cet exclusivisme sont en partie naturels. Il veut partager les différents aspects de son intimité avec quelques personnes choisies comme amies. Il a besoin de raconter ses expériences et ses sentiments à des personnes qui ne vont pas le juger. Cependant, la sociabilité exige qu’il n’abandonne pas ses relations avec les autres. Il est bon qu’il parle avec différentes personnes, qu’il participe à différents groupes, pour pratiquer un sport ou une autre activité à son goût. Mais ces activités ne sont pas une fin en soi. En effet, elles peuvent être utilisées, non seulement pour leur intérêt immédiat, mais aussi comme un moyen de s’intéresser aux autres. Les enfants apprendront à le faire s’ils comprennent que les autres ont quelque chose à apporter. Et cela suppose qu’ils apprennent à demander. Concrètement, il est facile de classer les gens d’ennuyeux sans avoir pris le temps de les interroger sur leurs opinions ou leurs expériences. On peut toujours apprendre des autres, et les enfants le comprendront si leurs parents s’efforcent de leur montrer que manifester l’intérêt qu’on porte aux autres en les interrogeant donne toujours des fruits.

En résumé de ce que nous avons dit, le rôle des parents dans l’éducation de cette vertu sera le suivant :

- introduire les enfants encore tout jeunes dans des groupes étrangers à la famille, où ils auront la possibilité d’apprendre les règles du jeu ;

- aider les enfants à surmonter leur timidité éventuelle, en les soutenant moralement et en leur expliquant les règles du jeu de la vie avec les autres ;

- les aider à reconnaître que chaque personne est intéressante et qu’il s’agit de chercher le meilleur en chacun, sans oublier de les stimuler pour qu’ils se fassent des amis plus intimes.

Mais la sociabilité dépend en grande partie de la capacité à entrer en relation, qui, elle-même, suppose de savoir communiquer.

 

La communication avec les autres

Dans la définition de la vertu, nous disions qu’il s’agissait de communiquer avec les autres à partir de l’intérêt que l’on témoigne pour ce qu’ils sont, disent, pensent et ressentent. Cependant, cet intérêt ne peut pas se manifester si l’on n’a pas appris à s’exprimer avec des mots et également avec des gestes. Sans cette capacité, on ne peut pas davantage exprimer ses propres pensées de façon attrayante. En un mot, il faut savoir demander et savoir parler de sujets intéressants. Et je crois qu’il est plus important d’apprendre à demander qu’apprendre à informer. Même si, bien sûr, un équilibre s’impose.

D’après ce que nous avons dit, pour interroger, il faudrait déjà connaître un peu la personne, car sans avoir au moins quelques éléments de base - profession, origine, intérêts, loisirs, etc. - il est impossible de poser des questions auxquelles elle pourra répondre de manière intéressante. Par exemple, si l’on commence à interroger une personne inconnue sur ce qu’elle pense de la construction de l’Europe, il est possible qu’elle n’est aucune opinion ni aucune connaissance sur le sujet. C’est pourquoi les conversations entre inconnus commencent en général par des échanges d’informations de base ou par une discussion sur un thème connu de tous, même superficiellement. Je pense à des sujets tels que l’éducation, la politique ou les événements locaux. Si la conversation dévie sur un sujet méconnu de tous, elle prend généralement un tour assez désagréable. Au contraire, si le sujet traité est la spécialité de l’une des personnes présentes, on risque de voir cette dernière donner une conférence.

Nous pouvons tirer de ce qui précède toute une série de conséquences. La sociabilité suppose de savoir concilier l’attention à la personne - en lui permettant de partager ce qu’elle connaît, ce qu’elle considère important - avec l’attention au groupe, en cherchant à recueillir des opinions sur des sujets d’intérêt général.

Savoir interroger nécessite peut-être de réfléchir à quelques questions et sujets avant le rendez-vous, écouter ensuite la réponse, puis poser d’autres questions pour avancer dans la discussion, en exprimant son opinion personnelle avec brièveté, au moment opportun.  En ce sens, être sociable, c’est être généraliste, avoir de mutiples centres d’intérêt.

D’autre part, il ne faut pas oublier les sentiments des autres. Il n’est pas facile de détecter comment les gens réagissent à notre façon de traiter le sujet, mais la sociabilité implique assurément un intérêt pour leurs sentiments.

Ces capacités peuvent être cultivées dans un cadre familial, en incitant les enfants à se poser mutuellement des questions, chose intéressante à faire après un programme télévisé, ou bien à partir de n’importe quel sujet connu de tous. Puis, avant l’arrivée d’un invité, expliquer aux adolescents qui il est et leur suggérer les questions qu’ils pourront lui poser. De cette façon, le jeune peut acquérir une confiance croissante et s’intéresser aux autres en voyant qu’il peut leur faire dire des choses intéressantes.

D’autre part, nous avons dit qu’il s’agissait également d’apprendre à s’exprimer personnellement. C’est une capacité trop souvent délaissée au collège. Les élèves n’ont aucune aisance pour s’exprimer, et les causes en sont multiples. Entre autres, l’insistance abusive sur la mémorisation, au détriment du raisonnement ; l’acceptation par les jeunes de certains slogans qu’ils répètent continuellement sans nuance ; l’utilisation fréquente de gros mots et le désir qui en résulte de convaincre par la force des mots plus que par celle de l’argumentation.

Une fois conscients de ces problèmes, les parents peuvent encourager les enfants à s’exprimer entre eux. Ils peuvent demander à leurs ainés de  raconter des histoires à leurs frères et soeurs, organiser un jeu où les enfants doivent parler pendant un temps limité sur un sujet tiré au sort, leur demander de résumer un programme de télévision, les faire lire le journal, puis leur demander un compte-rendu des événements les plus importants. Sans oublier l’importance de la lecture pour l’acquisition progressive du vocabulaire et d’un style d’expression personnel. Il est inutile d’insister ici sur la nécessité de sélectionner les lectures, non seulement d’après le fond mais également d’après le style de l’auteur.

Nous avons déjà abordé le problème de la timidité dans la vie sociale, mais il existe aussi, dans l’expression orale, le problème de ceux qui ne savent pas se taire. Dans le cas des enfants, il faudra leur parler seul à seul pour les aider à être plus réfléchis. Et, dans la mesure du possible, il faudra faire de même avec les amis.

En résumé, voici les problèmes relevés concernant la capacité de communiquer : trop informer ou mal informer par manque de vocabulaire ou de réflexion ; informer sur ses propres intérêts sans tenir compte de ceux des autres ; ne pas informer par timidité ou par orgueil ; ne pas savoir demander ; ne pas écouter ; ne pas savoir avancer dans la conversation ; ne pas savoir parler de thèmes objectivement intéressants.

 

Savoir créer et profiter des occasions d’établir des liens

Nous avons rapidement cité divers contextes où la sociabilité peut se développer de façon naturelle, comme par exemple la famille, les amis, le lycée. Cependant, le processus de la sociabilité peut être favorisé en créant les circonstances adéquates ou en profitant de celles qui sont nées de l’initiative des autres.

Les jeunes enfants s’habituent à vivre avec les autres au contact de différents groupes créés par leurs parents et leurs éducateurs, mais il arrive un moment où la vie sociale des enfants doit se développer comme ils l’entendent. Ce processus commence en général par les anniversaires : les enfants invitent leurs amis chez eux ou dans un endroit où ils puissent se réunir. Cela leur demande peu d’efforts - un peu plus aux parents ! - parce qu’ils connaissent déjà les personnes qu’ils ont invitées. L’épreuve de la sociabilité survient lorsqu’ils invitent des gens qu’ils ne connaissent pas ou presque pas, comme cela peut arriver à l’occasion d’un séjour d’été passé loin de chez eux. Elle se manifeste à l’adolescence, lorsqu’ils commencent à faire connaissance avec des personnes issues ni de leur lycée, ni de leur quartier. Il est bon d’organiser ou d’aider les enfants à organiser ces activités sociales, à condition de conserver le droit d’y être présent ou suffisamment proche pour déceler tout comportement qui ne serait pas “dans le ton”. Certains parents croient qu’ils ne doivent jamais être présents quand les ainés invitent leurs amis chez eux, mais ils ont tort. Evidemment, il ne s’agit pas d’être constamment présent, mais le fait de se joindre à eux de temps en temps, en les interrogeant sur leurs opinions, en les faisant réfléchir, peut les aider dans leurs relations mutuelles.

D’autres part, il importe d’être au courant d’autres initiatives, activités de clubs, excursions paroissiales, pouvant convenir aux enfants, afin de les encourager à participer à des groupes de personnes moins familières, tout en restant dans un climat de confiance.

Et il en va de même pour les fêtes organisées par leurs amis. Il serait imprudent de laisser des adolescents se rendre à une fête en sachant que ni les parents, ni aucune personne de confiance n’y seront présents. Le problème n’est pas d’avoir ou non confiance en ses propres enfants, mais d’assumer la responsabilité que l’on a de faire en sorte que les conditions dans lesquelles nos enfants vont en connaître d’autres soient optimales. Le fait de se préoccuper de l’ambiance peut et doit aussi s’appliquer aux activités sociales des parents.

 

Sociabilité et solidarité

Au terme de cette réflexion sur la vertu de sociabilité, il semble opportun d’apporter un éclaircissement sur ses rapports avec la solidarité, car ce dernier concept est aujourd’hui très à la mode. Normalement, on entend par solidarité le soutien mutuel de plusieurs personnes ayant des intérêts communs pour maintenir ou revendiquer leurs droits. De cette façon, la solidarité d’un groupe de personnes se heurte automatiquement à celle d’un autre groupe, et le concept se trouve limité à quelque chose d’exclusiviste et de provisoire. Une fois le but atteint, il n’est plus nécessaire de continuer à être solidaire. La solidarité est ici comprise comme un moyen pour atteindre une fin limitée dans le temps. Néanmoins, elle peut être quelque chose de bien plus élevé. Pour ceux qui admettent la transcendance de l’homme et sa dépendance vis-à-vis de  Dieu, il s’agit davantage de fraternité humaine. L’unité d’origine, de nature et de destin, entre autres choses, nous permet de reconnaître le champ illimité que nous avons de nous joindre aux autres. En termes d’éducation, la solidarité conduit l’être humain à entrer en relation avec le plus de personnes possible afin de leur offrir le meilleur de lui-même. En ce sens l’on peut affirmer que “la solidarité est, au moins logiquement, antérieure à la sociabilité humaine. Les hommes ne sont pas solidaires parce qu’ils sont sociables, mais ils sont sociables parce qu’ils sont d’abord solidaires” .

D’après ce qui précède, on comprend que la solidarité doive se fonder sur un profond respect des autres. Et ce respect ne signifie pas seulement ne pas leur porter préjudice, mais aussi agir en leur faveur pour ne pas omettre de leur faire du bien.

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